vendredi 14 février 2014

65 heures, 37 minutes et 8 secondes

Ce n’est ni un défi ni une punition : une simple idée un peu saugrenue davantage motivée par la soif d’expérience que par des raisons économiques. Kochi-Guwahati, 3250 km, 6 états, un train nommé « Guwahati superfast Express » qui fait des pointes à 60km, pour un total de 66 heures en immersion communautaire dans un confort première classe à l’indienne.

Jour 1, 18h30. Le train a déjà une heure de retard. Le pire des 66h je crois que c’est encore l’heure -1, celle que l’on passe à attendre sur le quai, debout, au milieu de centaines d’autres personnes, en se demandant comment tous ces gens peuvent rentrer dans un même train. Mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises.

Jour 1, 19h15. Le train arrive en gare. Nous commençons un marathon sur le quai, une sorte de courses d’orientation pour trouver notre wagon. Ouf, nous sommes dans le train.

Jour 1, 19h20. Je crois qu’il y a une erreur. Nous avons réservé un billet en première classe. Les places indiquées sont deux lits minuscules dans le couloir, simplement séparés du couloir par un rideau. Seul le lit du bas possède des fenêtres, mais on ne tient même pas assis en se tenant droit.

Notre couchette inférieure (à gauche)


Jour 1, 19h30. Ce n’est pas une erreur, nous sommes bien en première classe. On a eu tatkal, on ne peut pas tout avoir.

Jour 1, 19h31. Nous entendons des voix depuis le fond du couloir, qui se rapprochent vers nous « etchelabibiiii etchela bibiiiiiii ». Ce sont des vendeurs ambulants. Ils passeront toutes les demi-heures environ, pendant 66 heures, pour nous vendre de l’eau (« panee panee panee panee bottle »), du thé (« chaï, tea, lemon teaaaa, chaï, tea, lemon teaaa »), à manger (« biryani biryani biryani biryaniiii) des plats chauds, des gâteaux ou des paquets de chips et plein d’autres choses plus ou moins incongrues (cotton saree, mobile phones, etc).

Vendeur de chaï (1er plan) et vendeur d'eau (2nd plan)

Jour 1, 19h45. Nous cherchons et trouvons une technique pour « ranger » et « sécuriser » nos sacs respectifs sur nos lits respectifs. Kumar dormira sous mon lit.

Jour 2, 20h15. Il est temps de partir explorer le train, à la découverte des toilettes et du lavabo. Est-il humainement possible de se retenir 66 heures ? Non ? Tant pis, nous avons une réserve de lingettes et d’alcool à 90°, ça devrait suffire pour 3 jours.

Le lavabo

Jour 1, 22h. Un peu de lecture et au lit. On ne s’est jamais couché aussi tôt depuis le début de notre voyage. Mais là je crois bien que c’est une question de survie. Je prends le lit du bas, celui qui a les fenêtres. R. dort au-dessus, il semblerait que la clim tourne à fond.

Jour 2, 7h. Il faut que je dorme encore, il faut que je dorme encore.

Jour 2, 9h. Un petit effort, il faut que je dorme encore.

Jour 2. 10h. Je ne dormirai pas plus tard. C’est déjà pas mal, dans 2h ce sera officiellement la moitié de la journée. Il n’en restera plus que 2 (jours, pas heures). Quand-même.

Jour 2, 10h15. Et si je faisais un peu de toilette ? Un petit-dej devrait tuer le temps aussi.

Jour 2, 11h. Je vais profiter de tout ce temps libre pour écrire pour mon blog. Ouf, il y une prise électrique au-dessus de mon lit !
Bon en fait, la prise électrique marche de façon tout à fait aléatoire, ce n’est pas grave, je ferai avec.

Jour 2, 12h. R. descend enfin de son lit, je pensais qu’il dormait. En fait, il attendait, dans le noir, puisque son lit n’a pas de fenêtre. Le pauvre. Je partage mon lit, chacun se met devant son écran.

Jour 2. 13h30. Il serait bien l’heure de manger. Que diriez-vous d’un bon sandwich concombre/moutarde mon cher R. ? Si si, je vous assure que c’est faisable d’éplucher et de couper ses légumes dans le train ! Et en plus, ça tue le temps.

Jour 2, 14h. R. m’annonce qu’il ne tiendra jamais 3 jours dans ce train, et qu’il souhaite descendre au prochain arrêt, où qu’on soit. Déçue, mais compréhensive, j’accepte.

Jour 2, 15h. Le prochain arrêt est là. Rien qui ne nous inspire. On restera encore un peu dans le train finalement…

Jour 2, 15h30. On tue le temps : contemplation des paysages (malheureusement bien plats et pas très intéressants à cet endroit), lecture, musique, bavardages, on s’occupe quoi.

Jour 2, 18h. Finalement nous sommes toujours dans le train, R. tient encore le coup.

Jour 2, 19h. Il serait bien l’heure de dîner. Nous tentons le biryani à l’œuf d’un vendeur ambulant. Bon, demain on se refera des sandwichs aux concombres.

Jour 2, 19h45. Toutes les boîtes de biryani sont entassées dans l’espace entre les 2 wagons. L’interstice est désormais une poubelle géante. Ce n’est pas comme si demain matin un employé allait plier tous les draps propres à installer sur les lits assis par terre à l’entrée du wagon…

Avant les poubelles du repas...

Jour 2, 20h. Je vais me laver les dents. Un homme assis dans le couloir (beaucoup d’indiens passent le voyage dans le couloir devant les portes [ouvertes]), me demande d’où je viens et où je vais. Il commence alors à me mettre en garde : « Les villes des états du nord-est sont dangereuses la nuit. Ne sortez jamais la nuit. ». Cet endroit mystérieux me faisait déjà un peu peur, je suis encore plus angoissée.

Jour 2, 20h30. Un petit film devrait me détendre. Mais qu’est-ce qu’on est inconfortablement installés…

Jour 2, 22h. Cette fois c’est moi qui vais monter sur le lit du haut. R. a attrapé une angine à cause des ventilateurs de la clim dirigés droit sur lui. Moi je trouve juste comment dévier l’air des ventilateurs : je n’attraperai pas d’angine.

Jour 3, 9h30. Voilà un petit goût de rituel : toilette, petit-dej et écriture. Ça nous amènera jusqu’à midi.

Jour 3, 12h. Sandwich aux concombres (quand je vous disais qu’on avait fait une réserve de légumes…).

Jour 3, 15h. Un bruit bizarre arrive du fond du couloir. On dirait un truc qui rampe. On ouvre les rideaux : un enfant est effectivement en train de ramper par terre, en poussant à l’aide d’un carton tous les déchets qui traînent au sol, et il y en a un paquet ! C'est un vrai choc.

Jour 3, 15h15. Le tas de déchets est parti avec le reste des déchets dans l’interstice entre les wagons. Le petit garçon vient nous demander une pièce. On le paye, j’ai sérieusement envie de pleurer.

Jour 3, 15h30. Nous sommes arrêtés dans une grande ville. Nous sommes à Calcutta.

Jour 3, 15h35. Des mendiants montent dans le train. Le premier est unijambiste. La seconde n’a plus d’avant-bras. Je suis horrifiée. Nous fermons les rideaux, je ne préfère pas voir la misère.

Jour 3, 15h45. Ce n’est pas deux rideaux à scratch qui vont arrêter les mendiants. Un premier moignon passe à travers les rideaux, en quête de monnaie. Quelques autres suivront. On se croirait dans un film d’horreur.

Jour 3, 16h30. Nous avons redémarré et passé Calcutta. Il n’y a plus de mendiants dans le train. Par la fenêtre, je peux voir tous les bidonvilles où les gens vivent dans des conditions extrêmement précaires, dans une grande pauvreté. Je n’irai jamais à Calcutta…

Jour 3, 19h. Le temps se fait trop long. Heureusement, il va être l’heure de manger.

Jour 3, 20h30. Un nouvel enfant rampe dans le couloir pour ramasser les déchets...

Jour 3, 21h30. Les gens se couchent, mais la climatisation a été poussée à son maximum. Il doit faire 15 degrés dans le train, contre une large vingtaine dehors.
Nous allons voir les contrôleurs pour leur demander de monter un peu la température.

Jour 3, 22h. Il fait toujours aussi froid. R. va jeter un œil aux tableaux de contrôle pour tenter de résoudre le problème  lui-même. Mais nous avons peur de toucher aux mauvais boutons et nous préférons retourner voir sagement les contrôleurs pour insister de nouveau. Ils montent (un petit peu) la température.

Jour 3, 22h30. Je prends le lit du bas.

Jour 4, 8h. Nous nous réveillons « tôt » aujourd’hui car nous devons arriver à 10h.

Jour 4, 10h. Nous ne sommes pas du tout arrivés visiblement. En fait, nous avons 3 heures de retard. Ces heures seront longues, très longues.
Nous nous occupons à scruter nos voisins d’en face, un couple de jeunes indiens qui communique en anglais. Nous concluons que le garçon, aux airs asiatiques, vient du Nord-Est et étudie dans le sud de l’Inde où il a dû rencontrer sa copine, qui parle une autre langue indienne. Peut-être tamoul.

Oui, on s’occupe comme on peut…

Jour 4, 11h45
Nous nous faisons accoster par de nombreux chauffeurs de taxi partagés qui veulent savoir où nous allons. Ils proposent des destinations du Nord-Est, visiblement nous arrivons bientôt.

Jour 4, 12h
Nous traversons un immense fleuve qui aurait de quoi faire rougir la Loire. Ca doit être le fameux "Brahmapoutre". Je crois que nous sommes très bientôt arrivés.

Jour 4, 12h52
Voici enfin la lumière du jour ! Je retrouve la sensation de la marche, l'usage de mes jambes.

...Nous aurons survécu, nous aurons atteint notre but, nous sommes en Assam, riches d'une expérience que tout le monde ne saurait avoir vécue...! :)

mardi 11 février 2014

Kumar

Kumar, c’est notre nouveau compagnon de voyage.
Il mesure environ 40 cm de haut et 30 cm de large. Il doit peser 400 grammes. Il est rond, tout vert et doté d’une jolie anse robuste.

J’ai trouvé Kumar lorsque R. m’a demandé d’acheter un seau afin que nous puissions laver nos vêtements avant de partir pour le Nord-Est. Il était destiné à un usage unique, prédisposé à rester à Kochi, sa ville d’origine. Mais Kumar est beau, attachant et surtout bien pratique.

Il se trouve que nous avons commencé à nous doter d’un peu de matériel de cuisine afin de devenir un minimum autonomes dans la consommation des aliments et des boissons : deux verres et une assiette nous accompagnent depuis quelques temps déjà. Or, le jour du départ, nous complétons notre attirail par un épluche légumes et une réserve de concombres, du pain et de la moutarde, deux cakes, un litre de jus d’orange et deux bouteilles d’eau, destinés à être les uniques ingrédients de nos repas pour les 3 jours à venir.

Ne sachant plus trop comment transporter tout cela, nous avons pensé que Kumar devrait nous accompagner. Il sera le partenaire idéal pour porter tout cet attirail.
Dans le train, Kumar sera effectivement d’une efficacité redoutable. R. songera encore à abandonner Kumar aussitôt arrivés dans les états du Nord-Est. Mais le temps fera de lui un compagnon indispensable, qui nous suivra longtemps, très longtemps, mais malheureusement trop peu longtemps. Kumar sera devenu comme un fils, une vraie mascotte qui fera de nous des voyageurs singuliers, mais que nous devrons lâchement abandonner à la fin de notre périple dans le nord-est, faute de lui avoir réservé son billet d'avion.

Je vous expliquerai par la suite ce qu’il adviendra à notre cher et tendre seau.

Une réplique de Kumar