Ce n’est ni un défi ni une punition : une simple idée
un peu saugrenue davantage motivée par la soif d’expérience que par des raisons
économiques. Kochi-Guwahati, 3250 km, 6 états, un train nommé « Guwahati
superfast Express » qui fait des pointes à 60km, pour un total de 66 heures en immersion communautaire dans un confort première classe à l’indienne.
Jour 1, 18h30. Le train a déjà une heure de retard. Le pire
des 66h je crois que c’est encore l’heure -1, celle que l’on passe à attendre
sur le quai, debout, au milieu de centaines d’autres personnes, en se demandant
comment tous ces gens peuvent rentrer dans un même train. Mais nous ne sommes pas
au bout de nos surprises.
Jour 1, 19h15. Le train arrive en gare. Nous commençons un
marathon sur le quai, une sorte de courses d’orientation pour trouver notre
wagon. Ouf, nous sommes dans le train.
Jour 1, 19h20. Je crois qu’il y a une erreur. Nous avons
réservé un billet en première classe. Les places indiquées sont deux lits
minuscules dans le couloir, simplement séparés du couloir par un rideau. Seul
le lit du bas possède des fenêtres, mais on ne tient même pas assis en se
tenant droit.
Notre couchette inférieure (à gauche) |
Jour 1, 19h30. Ce n’est pas une erreur, nous sommes bien en
première classe. On a eu tatkal, on ne peut pas tout avoir.
Jour 1, 19h31. Nous entendons des voix depuis le fond du
couloir, qui se rapprochent vers nous « etchelabibiiii etchela
bibiiiiiii ». Ce sont des vendeurs ambulants. Ils passeront toutes les
demi-heures environ, pendant 66 heures, pour nous vendre de l’eau (« panee
panee panee panee bottle »), du thé (« chaï, tea, lemon teaaaa,
chaï, tea, lemon teaaa »), à manger (« biryani biryani biryani
biryaniiii) des plats chauds, des gâteaux ou des paquets de chips et plein
d’autres choses plus ou moins incongrues (cotton saree, mobile phones, etc).
Vendeur de chaï (1er plan) et vendeur d'eau (2nd plan) |
Jour 1, 19h45. Nous cherchons et trouvons une technique pour
« ranger » et « sécuriser » nos sacs respectifs sur nos
lits respectifs. Kumar dormira sous mon lit.
Jour 2, 20h15. Il est temps de partir explorer le train, à
la découverte des toilettes et du lavabo. Est-il humainement possible de se
retenir 66 heures ? Non ? Tant pis, nous avons une réserve de
lingettes et d’alcool à 90°, ça devrait suffire pour 3 jours.
Le lavabo |
Jour 1, 22h. Un peu de lecture et au lit. On ne s’est jamais
couché aussi tôt depuis le début de notre voyage. Mais là je crois bien que
c’est une question de survie. Je prends le lit du bas, celui qui a les
fenêtres. R. dort au-dessus, il semblerait que la clim tourne à fond.
Jour 2, 7h. Il faut que je dorme encore, il faut que je
dorme encore.
Jour 2, 9h. Un petit effort, il faut que je dorme encore.
Jour 2. 10h. Je ne dormirai pas plus tard. C’est déjà pas
mal, dans 2h ce sera officiellement la moitié de la journée. Il n’en restera
plus que 2 (jours, pas heures). Quand-même.
Jour 2, 10h15. Et si je faisais un peu de toilette ? Un
petit-dej devrait tuer le temps aussi.
Jour 2, 11h. Je vais profiter de tout ce temps libre pour
écrire pour mon blog. Ouf, il y une prise électrique au-dessus de mon
lit !
Bon en fait, la prise électrique marche de façon tout à fait
aléatoire, ce n’est pas grave, je ferai avec.
Jour 2, 12h. R. descend enfin de son lit, je pensais qu’il
dormait. En fait, il attendait, dans le noir, puisque son lit n’a pas de
fenêtre. Le pauvre. Je partage mon lit, chacun se met devant son écran.
Jour 2. 13h30. Il serait bien l’heure de manger. Que
diriez-vous d’un bon sandwich concombre/moutarde mon cher R. ? Si si, je
vous assure que c’est faisable d’éplucher et de couper ses légumes dans le
train ! Et en plus, ça tue le temps.
Jour 2, 14h. R. m’annonce qu’il ne tiendra jamais 3 jours
dans ce train, et qu’il souhaite descendre au prochain arrêt, où qu’on soit.
Déçue, mais compréhensive, j’accepte.
Jour 2, 15h. Le prochain arrêt est là. Rien qui ne nous
inspire. On restera encore un peu dans le train finalement…
Jour 2, 15h30. On tue le temps : contemplation des
paysages (malheureusement bien plats et pas très intéressants à cet endroit),
lecture, musique, bavardages, on s’occupe quoi.
Jour 2, 18h. Finalement nous sommes toujours dans le train, R. tient
encore le coup.
Jour 2, 19h. Il serait bien l’heure de dîner. Nous tentons
le biryani à l’œuf d’un vendeur ambulant. Bon, demain on se refera des
sandwichs aux concombres.
Jour 2, 19h45. Toutes les boîtes de biryani sont entassées
dans l’espace entre les 2 wagons. L’interstice est désormais une poubelle
géante. Ce n’est pas comme si demain matin un employé allait plier tous les
draps propres à installer sur les lits assis par terre à l’entrée du wagon…
Avant les poubelles du repas... |
Jour 2, 20h. Je vais me laver les dents. Un homme assis dans
le couloir (beaucoup d’indiens passent le voyage dans le couloir devant les
portes [ouvertes]), me demande d’où je viens et où je vais. Il commence alors à
me mettre en garde : « Les villes des états du nord-est sont dangereuses
la nuit. Ne sortez jamais la nuit. ». Cet endroit mystérieux me faisait
déjà un peu peur, je suis encore plus angoissée.
Jour 2, 20h30. Un petit film devrait me détendre. Mais
qu’est-ce qu’on est inconfortablement installés…
Jour 2, 22h. Cette fois c’est moi qui vais monter sur le lit
du haut. R. a attrapé une angine à cause des ventilateurs de la clim dirigés
droit sur lui. Moi je trouve juste comment dévier l’air des ventilateurs :
je n’attraperai pas d’angine.
Jour 3, 9h30. Voilà un petit goût de rituel : toilette,
petit-dej et écriture. Ça nous amènera jusqu’à midi.
Jour 3, 12h. Sandwich aux concombres (quand je vous disais
qu’on avait fait une réserve de légumes…).
Jour 3, 15h. Un bruit bizarre arrive du fond du couloir. On
dirait un truc qui rampe. On ouvre les rideaux : un enfant est
effectivement en train de ramper par terre, en poussant à l’aide d’un carton
tous les déchets qui traînent au sol, et il y en a un paquet ! C'est un vrai choc.
Jour 3, 15h15. Le tas de déchets est parti avec le reste des
déchets dans l’interstice entre les wagons. Le petit garçon vient nous demander
une pièce. On le paye, j’ai sérieusement envie de pleurer.
Jour 3, 15h30. Nous sommes arrêtés dans une grande ville.
Nous sommes à Calcutta.
Jour 3, 15h35. Des mendiants montent dans le train. Le
premier est unijambiste. La seconde n’a plus d’avant-bras. Je suis horrifiée.
Nous fermons les rideaux, je ne préfère pas voir la misère.
Jour 3, 15h45. Ce n’est pas deux rideaux à scratch qui vont
arrêter les mendiants. Un premier moignon passe à travers les rideaux, en quête
de monnaie. Quelques autres suivront. On se croirait dans un film d’horreur.
Jour 3, 16h30. Nous avons redémarré et passé Calcutta. Il
n’y a plus de mendiants dans le train. Par la fenêtre, je peux voir tous les
bidonvilles où les gens vivent dans des conditions extrêmement précaires, dans
une grande pauvreté. Je n’irai jamais à Calcutta…
Jour 3, 19h. Le temps se fait trop long. Heureusement, il va
être l’heure de manger.
Jour 3, 20h30. Un nouvel enfant rampe dans le couloir pour ramasser les déchets...
Jour 3, 21h30. Les gens se couchent, mais la climatisation a
été poussée à son maximum. Il doit faire 15 degrés dans le train, contre une
large vingtaine dehors.
Nous allons voir les contrôleurs pour leur demander de
monter un peu la température.
Jour 3, 22h. Il fait toujours aussi froid. R. va jeter un
œil aux tableaux de contrôle pour tenter de résoudre le problème lui-même. Mais
nous avons peur de toucher aux mauvais boutons et nous préférons retourner voir
sagement les contrôleurs pour insister de nouveau. Ils montent (un petit peu)
la température.
Jour 3, 22h30. Je prends le lit du bas.
Jour 4, 8h. Nous nous réveillons « tôt »
aujourd’hui car nous devons arriver à 10h.
Jour 4, 10h. Nous ne sommes pas du tout arrivés visiblement.
En fait, nous avons 3 heures de retard. Ces heures seront longues, très
longues.
Nous nous occupons à scruter nos voisins d’en face, un
couple de jeunes indiens qui communique en anglais. Nous concluons que le
garçon, aux airs asiatiques, vient du Nord-Est et étudie dans le sud de l’Inde
où il a dû rencontrer sa copine, qui parle une autre langue indienne. Peut-être
tamoul.
Oui, on s’occupe comme on peut…
Jour 4, 11h45
Nous nous faisons accoster par de nombreux chauffeurs de taxi partagés qui veulent savoir où nous allons. Ils proposent des destinations du Nord-Est, visiblement nous arrivons bientôt.
Jour 4, 12h
Nous traversons un immense fleuve qui aurait de quoi faire rougir la Loire. Ca doit être le fameux "Brahmapoutre". Je crois que nous sommes très bientôt arrivés.
Jour 4, 12h52
Voici enfin la lumière du jour ! Je retrouve la sensation de la marche, l'usage de mes jambes.
...Nous aurons survécu, nous aurons atteint notre but, nous sommes en Assam, riches d'une expérience que tout le monde ne saurait avoir vécue...! :)